Dans une petite île des Caraïbes, appelée l’Île aux Épices, vivait autrefois, tout là-haut dans les montagnes, une vieille dame. Petite Mama mesurait environ quatre pieds et était la plus petite dame de l’île. Ses yeux étaient noirs et profonds. Elle parlait d’une voix sèche comme les branches mortes et lorsqu’elle riait, son rire éclatait comme le tonnerre.
Même si Petite Mama n’était pas grande, elle était très forte et le travail ne lui faisait pas peur. Elle possédait beaucoup de terres ; celles-ci s’étendaient jusque dans la montagne et étaient plantées de tous les fruits tropicaux imaginables. Il y avait des sapotes, des mangues, des bananes, des caramboles, des pommes grenades, des goyaves, des oranges, des corossols, des prunes et plusieurs autres. Lorsque les fruits étaient mûrs, Petite Mama parcourait ses terres, les cueillait et les chargeait dans sa carriole tirée par un âne. Elle entourait ensuite sa tête d’un foulard aux couleurs merveilleuses, mettait son chapeau de paille à larges bords et descendait de la montagne pour vendre ses fruits.
Personne ne se rendait là-haut pour acheter les fruits de Petite Mama. Les gens avaient tous peur d’elle car elle vivait seule. Ils croyaient qu’elle pratiquait la sorcellerie ou le vaudou. Mais cela ne dérangeait pas Petite Mama. Elle descendait à la ville, arrêtait son chariot sur le côté de la route et les gens venaient de partout dans l’île pour acheter ses fruits car ils étaient les plus sucrés et les plus juteux qu’on pouvait goûter. Même si Petite Mama possédait plusieurs arbres fruitiers, ses préférés étaient les muscadiers qui donnent les noix de muscade et le macis.
Un peu plus haut dans la montagne, juste au-dessus des muscadiers, se trouvait au beau milieu d’un volcan, un lac sans fond. Des gens étaient souvent venus de loin avec leur équipement sophistiqué pour tenter de trouver le fond de ce lac, mais, malgré tous leurs efforts, ils n’y étaient jamais parvenus. Petite Mama disait que sur ce lac vivait une jeune fille noire. Elle l’appelait « La Princesse Muscade » car elle n’apparaissait que lorsque les noix de muscade étaient prêtes à être cueillies et que leur parfum sucré embaumait l’air.
« Elle est la plus jolie princesse que vous ayez jamais vue », racontait Petite Mama. « Elle a de grands yeux et un sourire magnifique. Elle est toujours habillée de bleu clair, ses cheveux sont nattés en centaines de petites tresses et au bout de chacune pend une goutte de rosée qui ressemble à un diamant. Je crois — poursuivait Petite Mama —, qu’elle est d’une beauté qu’on ne peut décrire avec des mots. Celle-ci émane de son âme et de son cœur. Lorsque la Princesse apparaît, elle est assise au milieu du lac sur un radeau fait de tiges de bambou attachées les unes aux autres et elle se laisse glisser sur l’eau en fredonnant une douce mélodie. Parfois son chant est triste, quelques fois il est joyeux. Mais en l’espace d’un éclair, elle disparaît aussi rapidement qu’elle est venue. »
Petite Mama était la seule à avoir vu la petite princesse du lac. C’est pourquoi les gens de la ville bavardaient sur son compte et croyaient qu’elle était un peu bizarre.
Dans cette ville, vivait un garçon appelé Aglo. Ses parents ne possédaient pas beaucoup de choses, mais le peu qu’ils avaient leur permettait d’être heureux car la maison d’Aglo était pleine d’amour et les choses matérielles avaient bien peu d’importance pour lui. Sa meilleure amie était une jeune fille joufflue appelée Pétale. Elle habitait tout près de chez Aglo, à quelques maisons de la sienne. Aglo et Pétale adoraient lire. Ils étaient chanceux car le papa de Pétale qui était le bibliothécaire de la ville ramenait souvent à la maison plein de merveilleux livres. Ils s’asseyaient alors sur les marches ou sous un manguier et se faisaient la lecture, s’évadant dans les pages magiques des livres.
Aglo n’avait pas peur de Petite Mama car pour lui elle était un être humain comme les autres. Chaque fois qu’il la rencontrait vendant ses fruits il lui criait : « Avez-vous besoin d’aide aujourd’hui, Petite Mama ? » Et elle lui répondait : « Non merci, mon gars, non merci. » Ou Aglo lui demandait : « Avez-vous quelque chose pour moi aujourd’hui, Petite Mama ? » Et elle lui donnait un fruit. Certains jours, elle le surprenait en lui lançant un livre. Aglo bondissait alors de joie et descendait la rue aussi vite qu’un oiseau-mouche jusqu’à la maison de Pétale. Tous les deux s’asseyaient ensuite dans l’escalier pour lire le nouveau livre.
Un beau jour, Aglo décida de se rendre dans la montagne pour voir Petite Mama. C’était la première fois qu’il montait là-haut.
« Petite Mama », cria-t-il.
« Que veux-tu ? » répondit-elle de sa voix sèche.
« Dis-moi, Petite Mama, la Princesse Muscade existe-t-elle vraiment ? »
« Pourquoi veux-tu savoir cela ? »
« Parce que j’aimerais la voir. Les noix de muscade sont presque mûres et elle apparaîtra bientôt. »
« Est-ce que tu crois que moi je peux vraiment la voir ? » demanda Petite Mama.
« Oh oui ! Petite Mama, je le crois. »
« Alors écoute-moi bien. Tu dois, comme moi, te lever très tôt, à quatre heures du matin, avant que le premier coq ne chante, tandis que l’air est pur et frais et qu’on peut sentir l’odeur de la muscade et celle de la rosée sur les fleurs. Crois-tu que tu peux te lever aussi tôt ? »
« Cela ne me pose aucun problème, Petite Mama, vraiment aucun problème », répondit Aglo tremblant d’excitation.
« Ensuite, lorsque tu entendras le premier chant du coq, lui dit-elle, tu commenceras à gravir la montagne. Tu marcheras au-delà des arbres fruitiers et des muscadiers jusqu’à ce que tu atteignes la rive du lac. Assieds-toi sur la grosse pierre près de la vieille barque rouge et attends. »
« Viendra-t-elle ? » demanda Aglo.
« Seul Dieu le sait, mon enfant. »
Sur ces mots, Aglo redescendit la montagne aussi vite que l’éclair jusqu’à la maison de Pétale.
« Pétale, Pétale » cria-t-il.
« Qu’est-ce qui se passe, Aglo ? » répondit Pétale qui se tenait à la fenêtre.
« Demain c’est samedi. Il n’y a pas d’école. Je vais monter dans la montagne jusqu’au lac pour tenter d’apercevoir la Princesse Muscade. »
« Cela semble amusant. À quelle heure ? »
« À quatre heures et demie du matin. Est-ce que tu viens avec moi ? »
« Compte sur moi. À demain. »
« Cocorico, cocorico ».
Le lendemain, à cinq heures moins le quart et au premier chant du coq, ils avaient déjà gravi la moitié de la montagne. Il faisait encore nuit et l’air tropical était pur et frais. On pouvait entendre le bruit sourd de la rivière coulant dans la montagne. « Wouah ! Wouah ! » Un chien aboyait au loin et plusieurs autres lui répondaient en chœur. Aglo et Pétale continuaient de grimper. Ils traversèrent les champs d’arbres fruitiers où ils s’arrêtèrent pour cueillir quelques mangues. Un peu plus haut, ils passèrent près des muscadiers et finalement, atteignirent la rive du lac.
Il était cinq heures trente lorsqu’ils virent la grosse pierre près de la vieille barque rouge. L’odeur de la muscade était très forte et embaumait l’air frais du matin. Le chant familier des oiseaux emplissait leurs oreilles d’une douce musique. Ils s’assirent et attendirent en mangeant leurs mangues, mais rien n’apparut sur le lac, rien d’inhabituel. Soudain, les oiseaux cessèrent leur chant et tout devint immobile.
« Regarde, regarde, dit Aglo doucement, la voilà. »
« Mais où, où ? » murmura Pétale.
« Là » répondit Aglo à voix basse.
Mais peu importe dans quelle direction regardait Pétale, elle ne pouvait voir la princesse.
« Elle nous regarde, Pétale ! Elle nous regarde ! »
« De quoi a-t-elle l’air, Aglo ? Je ne la vois pas. »
« C’est une très belle dame. Vraiment très belle. Elle porte une longue robe bleue et elle nous sourit. »
« Est-ce qu’elle a des diamants dans ses cheveux ? »
« Oui, et une aura tout autour d’elle. »
« Que fait-elle ? »
« Elle nous sourit. Oh ! Elle est partie. Pétale, elle est partie. »
« Comme j’aurais aimé la voir ! » dit Pétale, déçue.
« Peut-être la prochaine fois, Pétale. Rentrons à la maison. »
Ils descendirent de la montagne à toute allure. En passant près de la maison de Petite Mama, ils lui annoncèrent la bonne nouvelle. Petite Mama les regarda et sourit. Ils continuèrent leur route criant à tous qu’ils avaient vu la Princesse Muscade.
« Mais qui donc fait tout ce bruit dans la cour ? » demanda une voisine.
« C’est Aglo et Pétale. Ils disent avoir vu la Princesse Muscade » répondit une autre voisine.
« Vous voyez ce qui arrive lorsqu’on parle à des gens comme Petite Mama » dit un pêcheur.
Aglo entra à toute vitesse chez lui pour annoncer la bonne nouvelle.
« As-tu déjeuné ? » lui demanda son père.
« Non, papa » répondit Aglo.
« Alors, voilà pourquoi tu as vu la Princesse Muscade. Ton ventre est creux et tu as besoin de manger. »
Personne ne voulut croire Aglo, sauf Pétale et Petite Mama. Mais la nouvelle sur la princesse aux diamants se répandit vite et même si les gens ne croyaient pas Aglo, la moitié des habitants de la ville grimpèrent la montagne jusqu’au lac. Ils étaient avides ; ils croyaient que si Aglo disait vrai et que la princesse existait vraiment, ils pourraient prendre quelques diamants de ses cheveux et être riches pour le reste de leurs jours. Les deux premiers matins la princesse n’apparut pas. Mais le troisième matin, Aglo et Pétale retournèrent au lac et s’assirent à leur endroit préféré sur la grosse pierre près de la barque rouge. Et une fois de plus, tous les oiseaux cessèrent de chanter et tout devint calme.
« La voilà » dit Aglo.
« Où ? où ? » se mirent à crier les gens.
Mais personne ne put la voir. Même Pétale. Tout ce qu’ils aperçurent c’est le radeau de bambou. Mais cela suffit à Pétale, car dans son cœur elle savait qu’Aglo pouvait voir la princesse.
« Je vois un radeau » dit une dame portant un parapluie.
« Les diamants sont peut-être sur le radeau », reprit un pêcheur.
Alors, dans un grand plouf, ils sautèrent tous à l’eau et commencèrent à nager vers le radeau. La Princesse Muscade demeurait immobile. Elle fredonnait une chanson. Mais son chant était triste car elle savait que ces gens ne se préoccupaient que de richesses et de rien d’autre. Elle fit alors signe à Aglo et Pétale de s’approcher.
« Elle veut qu’on la rejoigne… mais… mais je ne sais pas nager. »
« Servons-nous de cette vieille barque » dit Pétale.
« Bonne idée » répondit Aglo.
Ils poussèrent alors la barque jusqu’à l’eau, y montèrent et ramèrent vers la princesse. Mais c’était une vieille barque et à mi-chemin l’eau commença à s’infiltrer et la barque à couler.
« Je ne sais pas nager. Je ne sais pas nager » cria Aglo pris de panique.
« Ne t’inquiète pas, répondit Pétale, moi je le sais. Lorsque nous serons dans l’eau accroche-toi à mon épaule et tout ira bien. »
Aglo agrippa doucement l’épaule de Pétale. Elle se mit alors à nager et tous les deux atteignirent le radeau, trempés et sans force.
« Est-elle là ? » demanda Pétale hors de souffle.
« Oui, elle est là. Et elle nous sourit » répondit Aglo.
À chaque fois que quelqu’un de la ville s’approchait du radeau, celui-ci dérivait hors de sa portée jusqu’à ce que, épuisés, les gens regagnent la rive et s’assoient pour regarder Pétale et Aglo flotter sur le lac. Le visage d’Aglo resplendissait de joie. Tout à coup, la princesse remua ses cheveux et tous les diamants de rosée se répandirent sur le lac. C’était comme si le ciel s’ouvrait pour laisser s’échapper des millions d’étoiles. Un des diamants se posa au milieu du front de Pétale, elle leva les yeux et, à son tour, vit la Princesse Muscade.
« Je peux la voir, Aglo. Je peux la voir ! »
« Tu n’es pas égoïste, dit la Princesse. Tu n’as pas pensé qu’à toi mais plutôt à l’amour que tu portes à ton ami et tu l’as sauvé. Répands cet amour dans le monde. Va maintenant, poursuis tes rêves et si tu crois en toi, tout est possible. »
Et elle disparut.
Ricardo Keens-Douglas ; Annouchka Gravel-Galouchko
Le mystère de l’île aux épices
Toronto, Annick Press, 1992
Source : contesarever.wordpress.com